Remettre en cause la place de l’écrit dans le notariat ? Voilà bien une idée saugrenue qu’on pourrait assimiler à une nouvelle manifestation du complexe d’Œdipe… Pourtant, une question existentielle aussi inattendue que celle-ci mérite d’être posée ; c’est la magie des congrès et assemblées du notariat qui incitent à franchir de la sorte l’horizon de nos certitudes.
Or donc, surprise et même stupeur : en page 702 du rapport du 113e congrès des notaires de France « #Familles #Solidarités #Numérique, le notaire au cœur des mutations de la société » (Bernard Delorme, rapporteur général, sous la présidence de Thierry Thomas, Lille, 2017), on lit la défiance de Socrate à l’égard de l'écrit. Socrate, contre l’écrit ? Le penseur hellénique, le plus grand de ces Grecs qui ont tout inventé sauf le droit romain, dénigrait ce qui est devenu la base de la régulation des sociétés démocratiques, l’écrit ? Et le notariat, nécessairement situé du côté de l’écrit, se positionnerait contre Socrate ? Le cas est grave. Raphaël Enthoven, l’enthousiaste philosophe, invité de la table ronde organisée par l’équipe de ce congrès de Lille, rappelle le Phèdre de Platon où l’histoire de Theuth met en scène l’opinion de Socrate : l’écrit nuit aux facultés de l’esprit en rendant l’humain fainéant dans l’effort de mémoriser ; l’écrit nuit aussi aux vertus du dialogue en privant le discours, par cette forme couchée, de la faculté de se défendre. Voilà pour la position socratique. Mais Raphaël Enthoven de rappeler aussi que le propre de l’humain, ce n’est pas comme pour l’animal d’intérioriser en son corps une spécialisation pour s’adapter, c’est au contraire d’extérioriser, dans des outils conçus par lui, les moyens de se développer. Tout espoir, tant qu’on cherche, n’étant donc pas perdu de réconcilier le notaire avec Socrate, examinons l’art notarial.
Le propre du notaire, c’est de produire des actes écrits. Soit. Mais comment, au quotidien, faisons-nous pour recueillir les consentements, pour s’assurer de la compréhension et de l’adhésion des parties à l’écrit que nous leur proposons ? En laissant les clients le lire ? Quelle horreur ; il n’est pas pire dégoût que celui que nous inspire le client qui réclame de lire l’acte. Mais alors comment faisons-nous ? Lisons-nous l’acte texto, par une lecture servile des phrases écrites ? Là aussi, c’est inimaginable : ce serait le comble de l’abject, voire même anti déontologique, de servir au client, sans interprétation, le jargon de la langue juridique écrite, lu mot à mot. Non, ce que nous faisons – et c’est fort bien ainsi – consiste à expliquer oralement l’acte qui se présente de manière écrite. En donnant lecture, nous explicitons l’acte verbalement. Nous sollicitons des clients leurs questions éventuelles, des questions orales bien entendu : nous dialoguons, d’une façon qui aurait plu à Socrate. Et nous quêtons la validation de l’acte par ces mêmes clients au moyen de leur approbation qui, sauf aphasie ou aphonie, emprunte aussi la forme verbale d’un consentement oral. Alors seulement nous procédons à la séance des signatures, ultime instant d’échange au moyen d’un peu d’encre ou d’une ardoise magique : une goutte d’écrit dans un océan de paroles. Cette réalité de la place du verbal dans notre art justifie le droit de s’interroger sur les positions respectives de l’écrit et du verbal dans le notariat.
Escale à Édimbourg, MJN 2017
Permettons-nous un détour par Édimbourg où se tint en 2017 le congrès du Mouvement Jeune Notariat : « Notariat du XXIe siècle : enfin le zéro papier ? », sous la présidence de Frédéric Gerbet. Et posons la question qui a servi de trame aux travaux : pourquoi couper le cordon ombilical du papier est-il si difficile aux notaires ? Ce n’est pas qu’une question de changement d’habitude, le notariat étant coutumier des évolutions. Ce serait plutôt une question structurelle qui expliquerait notre blocage : le changement de support bouleverse la relation entre notre savoir et sa production. Car, dans son inconscient, quand le notaire entend écrit, il entend papier. Partant, ce qui n’est pas papier ne serait pas écrit et serait donc non notarial. À cela, les inconditionnels du numérique répondent non : « l’écrit sans papier existe, c’est justement le propre de l’acte électronique : c’est un écrit numérique ». La belle affaire. C’est comme si pour rassurer quelqu’un qui a peur de prendre l’avion, on lui disait que l’avion ce n’est qu’une voiture, une voiture qui vole… Non, il faut appeler un chat un chat : le support numérique n’a rien à voir avec le support papier et ce n’est pas en nous faisant croire que c’est toutefois de l’écrit, quoi qu’en dise même le Code civil (art. 1365 et 1366), qu’on sera rassuré par l’électro-numérique. Le numérique, c’est un autre monde ; il mérite mieux qu’être l’ersatz du papier. Et d’ailleurs, le numérique étant capable de tout appréhender, ce n’est pas plus de l’écrit que… de l’oral ! De l’oral !? Voici qui commande un retour brutal d’Édimbourg à Socrate. L’objectif zéro papier n’aurait-il pas pour prérequis l’abandon de l’écrit ? Pour fonder le zéro papier, il devient ainsi légitime de poser l’hypothèse de l’acte verbal.
Le poids des octets, le choc des notaires
Que nous apporte l’électro-numérique ? Côté actualité, le numérique nous offre une puissance de gestion et une vitesse de transport des données qui les rendent aussi naturelles que le réel. Et que le réel soit de l’écrit ou de l’oral, son traitement numérique est efficace et pertinent aussi bien pour l’un que pour l’autre. Côté histoire du monde, on peut repérer deux révolutions : dans l’Antiquité, la civilisation est passée de la tradition orale à la transmission écrite ; et nous vivons une 2e révolution, qui touche la civilisation écrite, où l’on passe de l’échange papier à l’interaction numérique. Lors de la 1re révolution – celle du passage des paroles à l’écriture – l’écrit s’est imposé comme technique de conservation et de diffusion du discours. Comme jadis et face à la nouvelle technologie numérique, on doit s’interroger sur sa capacité à rendre compte de la communication humaine, en commençant par la communication la plus naturelle à l’humain : la parole !
Socrate évalua l’effet de la technique de la 1re révolution que fut l’écrit par rapport au discours : et il dénonça la régression du discours couché par écrit. De fait nous nous plaignons souvent de ne pouvoir trouver dans l’écrit les moyens que nous offre le verbal pour exprimer les subtilités d’un propos. Combien de fois dans notre quotidien notarial devons-nous corriger par des explications verbales les désastres d’un écrit mal interprété par un client ? Socrate n’avait pas tort… Nous nous devons donc d’être le Socrate du numérique et d’évaluer l’apport du numérique en matière de dialogue, de verbal. Et en commençant par résoudre l’énigme suivante : pourquoi le notaire le plus connecté reste-t-il rétif à l’idée d’établir un testament authentique ou le dépôt d’un testament olographe par acte authentique électronique ? Serait-il autant choqué, ou plutôt moins, à l’idée d’établir l’enregistrement vidéo des dernières volontés, exprimées verbalement par le testateur, dans un échange dialogué qui vaudrait acte authentique ? L’acte verbal trouverait dans le numérique un support adéquat.
Quod scripsi scripsi (dixit Pilate !)
[« Ce que j’ai écrit, je l’ai écrit » : réponse attribuée au préfet romain de Judée Ponce Pilate qu’il fit aux membres du Sanhédrin qui lui reprochaient d’avoir fait apposer sur la croix du Christ la mention « Jésus, roi des Juifs ». Symbole de la défaillance de l’écrit à exprimer les intentions.]
Le numérique n’est pas plus naturel à l’Homme que ne l’est l’écrit, celui des scribes et de Gutenberg. Il nous en éloigne même encore un peu plus. C’est la parole qui est le mode d’expression le plus naturel à l’Homme (le nouveau-né pousse un cri, non un écrit…). Or cette parole perd de la pertinence à exprimer la pensée et les émotions lorsqu’on la place sous le joug de l’écrit. Et le notariat lui fait encore subir un outrage en convertissant l’écrit en numérique : cette 2e tranche de formalisation fait perdre encore un peu plus de richesses au discours. Ne nous plaignons-nous pas quotidiennement du carcan de nos logiciels de rédaction et de télé-publication qui appauvrissent le champ des conventions que nous voudrions exprimer en réponse à la demande des clients ?
Ce qui est écrit est écrit, mais n’est-ce pas au prix d’une trahison toujours plus grande des intentions exprimées par les clients ? Pourtant la toute-puissance du numérique ne devrait-elle pas plutôt nous mener à un progrès et rendre mieux compte des attentes de la clientèle ? La réponse est contenue dans la question : l’honneur du notaire est de toujours chercher à mieux restituer juridiquement la commune intention des parties. Le notaire est placé face à du verbal, du papier et du numérique ; la suppression du papier ouvre une relation directe entre verbal et numérique. Le numérique trouverait là une raison d’être comme support de l’acte verbal.
De congrès en progrès
Mais utilisons-nous le numérique à bon escient ? En principe, aucune mission ne rebute le numérique dont la toute-puissance permet de traiter le réel dans toutes ses dimensions. D’où la question centrale : le numérique n’aurait-il pas un autre rôle à jouer que celui de sous-produit de l’écrit-papier ? Pour avancer vers une réponse, testons l’outil numérique pour voir s’il ne serait pas plus adéquat à formaliser le parler, mode le plus naturel de l’expression humaine.
Que gagnerait-on en traduisant le verbal en numérique ? Il ne s’agirait pas d’utiliser le numérique pour retraiter de l’écrit, ni pour formaliser indirectement le verbal déjà déformé par l’écrit mais pour formaliser directement le verbal. En numérisant le verbal, on conserverait beaucoup mieux les subtilités, les nuances et le détail des volontés exprimées. C’est certain. Toutefois, avant la découverte du numérique, on disposait de la faculté de réaliser des enregistrements audio-visuels et pourtant on n’a pas tenté l’expérience de remplacer l’écrit par de tels enregistrements à vocation juridique. Certes. Mais la conservation audio-visuelle de paroles enregistrées analogiquement n’était pas assez fiable ou sans doute trop coûteuse au regard des contraintes de mémorisation, de transport, de sécurisation et de restitution à l’infini dans l’espace et dans le temps. En revanche, le numérique recèle des atouts bien supérieurs à ceux de l’enregistrement analogique pour assurer la conservation et la diffusion du discours verbal. Et le verbal, que le numérique pourrait si bien gérer, est l’exact opposé du papier, comme les paroles sont l’inverse de l’écrit. À redonner ainsi la préférence socratique au parler par rapport à l’écrit, l’horizon numérique se dégage avec évidence ; cette optique nous offrirait un meilleur accès au monde nouveau ouvert par Emmanuel Clerget, président du 114e congrès des notaires à Cannes en 2018, sur le thème « Demain le territoire ».
En attendant l’Assemblée de liaison…
Pour servir plus adéquatement à la traduction juridique des liens humains, c’est donc vers l’échange verbal qu’il faudrait embarquer l’authenticité au lieu de s’acharner à travestir l’écrit-papier en numérique. Visons l’oral numérique, l’acte verbal authentique ! Le notaire numériserait en acte l'enregistrement d'un échange verbal, d'un dialogue clients-notaire où les paroles seraient vérifiées, stylisées, conservées et attestées par ce notaire, devenu maître du discours. Le notaire agirait comme un médiateur qui reformule juridiquement les pensées des clients exprimées verbalement. Le rôle du notaire ne serait plus de noter mais de retailler les paroles à leur juste mesure. L’acte authentique aurait une forme numérique et un contenu verbal. Techniquement il suffirait que le MICEN admette l'enregistrement numérique des vidéos comme annexe d'acte électronique.
Alors, Socrate aurait de nouveau et finalement raison, concrétisant la revanche du verbal sur l’écrit. Certes l’écrit nous a bien aidés depuis le scribe de Pharaon jusqu’à Gutenberg ; mais depuis Bill Gates, il nous pollue. Revenons aux fondamentaux, à la nature humaine, à la parole, aux sources de la communication, au dialogue. Restituons ce dialogue des hommes en paroles objectivées dans une mémoire extériorisée, grâce à l’outil numérique ; un procédé d’extériorisation de la mémoire conforme à la méthode caractéristique de l’évolution humaine. Si Theuth avait connu l’électro-numérique, aurait-il inventé l’écriture ? Peut-être la prochaine Assemblée de liaison, dédiée à « L’intelligence artificielle : dangers ou opportunités pour le notariat ? » (3 au 5 déc. 2018, Olivier Vix, rapporteur général), pourra-t-elle se pencher sur une telle hypothèse : numérique et acte verbal trouvant leur légitimité l’un dans l’autre.
Alors : sauver Laïos ou Socrate ?
Laïos, père d’Œdipe, assassiné par ce dernier.
Ces perspectives, où l’on pourra certes ne voir que pure fiction, conduiraient symboliquement à tuer en nous l’écrit. Cet écrit où le notariat trouve son fondement, sa raison d’être, autant dire sa filiation paternelle ; bref, pour le notariat, remplacer l’écrit par le verbal constituerait un meurtre à la manière d’Œdipe. Autant dire, un interdit ! Mais Socrate nous interroge sur nos choix fondamentaux : devons-nous commettre un meurtre symbolique ou prononcer une peine capitale ? Nous libérer ou nous asservir ? Au final, devons-nous écouter Socrate ou le condamner à mort ?
Pour ma part, j’ai la conviction intime du chemin à suivre : le mal-être brutal ressenti à l’idée de me trouver du côté de ceux qui serviraient encore une fois la cigüe à Socrate me fait prendre conscience que, pour le développement des sociétés humaines, l’écrit est devenu moins pertinent que le dialogue.
Ces quelques réflexions m’étant venues en écoutant les équipes des derniers congrès et assemblées de notaires, je ne trouve pas quoi écrire pour les remercier assez de leurs sublimes travaux ; je le leur dirai donc de vive voix !
Rédaction Lextenso, Etienne Dubuisson, docteur en droit