Parmi le flot de mesures annoncées par la chancellerie à l’occasion de la énième réforme de la justice, il en est une qui intéresse particulièrement le notariat : celle consistant en la déjudiciarisation totale de la procédure de changement de régime matrimonial (proj. L. de programmation de la justice 2018-2022, art. 7). Tout en confiant le changement de régime aux notaires, la loi du 23 juin 2006 avait maintenu la compétence du juge lorsque l’un ou l’autre des époux a un enfant mineur. C’est donc cette dernière réserve qui s’apprête à tomber. Ce faisant, cette mesure rompt l’équilibre en matière de déjudiciarisation jusque-là trouvé, lequel vise la sauvegarde d’intérêts particulièrement faibles par le juge (Cheynet de Beaupré A., « Déjudiciarisation et contractualisation en droit de la famille » in Boskovic O. (dir.), La déjudiciarisation, Paris, 2012, Mare & Martin, p. 238).
Cette mesure est-elle justifiée ? Historiquement, il n’y a guère de doute. Le pouvoir de dire le droit est détenu, depuis assez longtemps, par d’autres que le juge, et dès le Moyen Âge, par le notaire. Juridiquement, il n’y a guère à y redire non plus. Juges et notaires sont détenteurs de pouvoirs juridictionnels. Les uns occupent la juridiction gracieuse ; les autres, amiable. (Laher R., Imperium et jurisdictio en droit judiciaire privé, 2017, Mare & Martin, p. 430, n° 261). Et dans les deux cas, la fonction implique au moins de vérifier la légalité de l’acte instrumenté (Aynès L. (dir.), L’authenticité, 1re éd., 2013, La documentation française, p. 94, n° 63). Preuve en est de leur similitude : la juridiction gracieuse n’est pas spécifique au point que le corps de règles qui lui est soumis obéit à une cohérence d’ensemble. Elle s’amplifie ou s’amenuise au gré de la volonté du législateur (Héron J. et Le Bars T., Droit judiciaire privé, 6e éd., 2015, LGDJ, p. 263, n° 320). Par ricochet, la juridiction amiable sert de réceptacle à ce qui est rejeté du domaine de la juridiction gracieuse.
À être purement corporatiste, il en résulte, de prime abord, deux bonnes nouvelles pour les notaires. La première, ce mouvement de déjudiciarisation peut continuer puisqu’il est scientifiquement fondé. La seconde, cette tendance ne risque pas de se prolonger au profit des avocats. Notaires et juges ont en commun la détention de la fonction juridictionnelle, ce qui n’est pas le cas des avocats.
Et pourtant, à être historiquement et juridiquement fondé, un tel excès dans la déjudiciarisation est-il socialement opportun ? Mille raisons poussent à l’affirmer : rapidité, simplicité, économie pour les pouvoirs publics, désengorgement des tribunaux, lesquels peuvent se concentrer sur leurs tâches essentielles (Amrani-Mekki S., « Le sens de la déjudiciarisation », JCP N, 2018, 1150, nos 7 et s. : l’auteur émet en particulier de sérieuses réserves sur la prise en compte du facteur économique de la déjudiciarisation)…
Une incite à le nier : le notaire n’est pas juge. Si les deux sont considérés comme des tiers impartiaux et indépendants (v. pour le juge, Guinchard S., Chainais C. et Ferrand F., Procédure civile, 32e éd., 2014, Dalloz, coll. Précis, p. 712, n° 1014 ; pour le notaire, v. Pierre-François Réal devant le Conseil d’État à l’occasion de la loi du 25 ventôse an XI, évoquant les notaires comme « conseils désintéressés » et « rédacteurs impartiaux »), leur indépendance ne procède pas de la même logique. Celle du juge est consubstantielle à toute idée de vivre-ensemble. Elle innerve le concept de séparation des pouvoirs repris à l’article 16 de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen. C’est la raison pour laquelle le juge n’est pas le subordonné du législateur, pour reprendre l’expression d’un auteur (Wiederkehr G., « Qu’est-ce qu’un juge ? », in Mélanges en l’honneur de Roger Perrot, 1996, Dalloz, p. 584). Son pouvoir n’est extrait d’aucune délégation. Tel n’est pas le cas du notaire, lequel, comme chacun sait, est délégataire de puissance publique. À grossir le trait, l’indépendance du juge est naturelle ; celle du notaire, positive. Le notaire n’est donc pas juge (Pérès C., « La déjudiciarisation du droit des personnes et de la famille », JCP éd. N 2018, 1151, n° 16). De cela, personne n’est dupe.
Ni les destinataires de la règle de droit
Ceux-ci savent bien que le notaire, au-delà du conseil qu’il leur doit, a pour vocation de les protéger. C’est d’ailleurs davantage la solennité portée par le notaire que sa personne qui évoque ce sentiment de protection. M. le professeur Lagarde (Lagarde X., « Observations critiques sur la renaissance du formalisme », JCP G 1999, I, 179, n° 14) considère que le passage chez le notaire n’éveille pas forcément un sentiment de protection mais constitue pour les parties une étape importante, suscitant de la réflexion en amont et un sentiment de changement en aval. Au formalisme protecteur, il substitue le formalisme structurant. Et pourtant, l’un découle de l’autre. Parce que l’intervention du notaire n’est pas ordinaire et constitue un élément marquant correspondant à une étape de vie, il provoque une réflexion, laquelle aboutit le plus souvent à une demande de conseil, donc de protection.
Si l’idée de protection du notaire est ancrée dans la pensée collective, elle ne l’est qu’autant que la situation n’est absolument pas conflictuelle. Et de fait, il est rare que le choix d’un contrat de mariage ou la conclusion de celui-ci crée, à ce stade de la relation d’un couple, un germe de conflit. De même, la donation est inspirée par l’esprit de bienfaisance, totalement étrangère à l’idée d’opposition d’intérêts. Enfin, lors de la conclusion de l’hypothèque, préteur et emprunteur s’orientent communément vers l’exécution de bonne foi du contrat. Certes, il appartient au notaire de soulever l’hypothèse du pire, donc d’insister sur la permanence – maintenant devenue relative – du contrat de mariage, sur le dépouillement définitif du donateur, et enfin sur la dangerosité de l’hypothèque pour les biens qui en constituent l’assiette. Mais c’est toujours en reléguant « ce pire » au conditionnel. Pour les principaux contrats solennels, lesquels marquent l’intervention du notaire dans l’esprit de tous, cet officier public demeure le magistrat de l’amiable, rien que de l’amiable. Le notaire évoque le conflit mais l’affronte rarement (en ce sens, Beaubrun M., « Vers une déstabilisation de la fonction notariale ? », Defrénois 30 mai 2010, n° 39118, p. 1128). Et, quand il doit le faire, il ne le fait qu’incidemment, qu’en présence d’une masse partageable constituée d’immeubles. Dans ce cas précis, le souci d’une sécurité foncière absolue supplante l’importance de l’image traditionnelle que renvoie le notaire.
Ni les autres professions juridiques, en particulier les avocats
De leur point de vue, la déjudiciarisation est dénuée de toute assise scientifique. Au contraire, cette tendance serait mue par l’assimilation du droit à un marché, dont il s’agirait de préempter les parts. Mis devant le fait accompli d’un mouvement qu’ils n’ont pas voulu et qu’ils estiment nuisible pour la société, les avocats sont contraints de se diversifier (Amrani-Mekki S., « Déjudiciarisation et évolution des professions juridiques » in La Déjudiciarisation, op. cit., p. 202, n° 27) et s’orientent de plus en plus vers la rédaction d’actes. Un auteur (Beaubrun M., op. cit., p. 1131, n° 6) rappelle à ce titre que la première tentative de confier le divorce par consentement mutuel aux notaires a été suivie… par l’acte sous signature juridique. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, à quand la reconnaissance du caractère exécutoire de cet acte ? À jamais, à suivre la logique juridique. Mais à considérer un juge comme un notaire, pourquoi ne pas considérer un avocat comme un notaire ? Dès lors que l’économie prime le droit, les notaires ne pourront plus avancer d’arguments juridiques, sans qu’on leur oppose l’idée de marché. La déjudiciarisation, ou l’histoire de l’arroseur qui risque de se faire arroser, en somme !
Ni le législateur, lequel sait bien que le notaire n’est pas juge
À dire vrai, pour lui, peu importe qui fait quoi, tant que le coût du droit ne vienne pas trop presser les finances publiques. M. le professeur Lécuyer ne dit pas autre chose lorsqu’il remarque que « la juridiction gracieuse est en péril, menacée par un législateur qui n’est plus animé que par l’âme d’un comptable » (Lécuyer H., « Pour la juridiction gracieuse », Defrénois 1er mars 2018, n° 132z3, p. 1). Le parlement ne se contente pas de participer à cette confusion des genres ; il l’entretient régulièrement. Les exemples foisonnent. Ainsi, à la faveur de la dernière réforme de la justice, le notaire s’est vu à la fois chargé d’une nouvelle procédure visant à restreindre l’envoi en possession et des actes de renonciation ou d’acceptation à concurrence de l’actif net. Or, l’envoi en possession était auparavant l’apanage du juge et les options successorales évoquées, celui du greffier du tribunal de grande instance. La dernière actualité ne dément pas cette impression de méli-mélo. S’il est envisagé de confier au notaire toutes les hypothèses de changement de régime matrimonial, il est également question de lui demander de contrôler les comptes des personnes incapables. La première tâche incombe jusqu’ici au juge, pour partie ; la seconde, au greffier. Quelle cohérence si ce n’est que le législateur s’est opportunément rappelé que le notaire contrôle déjà les comptes de la personne sous mandat de protection future ? Mais peut-on comparer une protection contractuelle à une protection judiciaire ? Au vrai, l’élargissement des fonctions du notaire se fait tant au détriment du juge qu’au détriment du greffier. Cela n’est d’ailleurs pas forcément illogique puisque celui-ci détient également une fonction juridictionnelle (Laher R., op. cit., p. 405, n° 244 ; Aynès L., op. cit., n° 34). Mais par-delà ce point commun à toutes ces professions, il en résulte une impression détestable de confusion des genres, pire d’un législateur découpant le droit un peu à la manière des anciens libérateurs, bref d’un véritable « yalta du droit ».
Le mal serait moindre s’il ne s’agissait que de déshabiller Pierre pour habiller Paul. Mais à ce transfert de charges ne correspond en rien un transfert de compétences. Le législateur n’a pas demandé notaire d’apprécier la légitimité de l’opération à lui soumise. Il ne lui a pas confié le sel de la juridiction gracieuse, à savoir le contrôle de légitimité. Et comment aurait-il pu le faire puisque cette tâche implique, au-delà de la confiance accordée, une extériorité naturelle, quasi-philosophique à la demande formulée ? À l’occasion d’un changement de régime matrimonial, le notaire n’apprécie pas si le changement de régime est conforme à l’intérêt de la famille. Il se charge, comme d’usage, de contrôler la légalité de la situation à lui soumise et ce en vue d’établir son acte. De même, en matière de divorce, le notaire n’a pas à apprécier l’équilibre de la convention signée.
Incontestablement, la protection s’est affaissée. Le législateur en a conscience, qui a développé le formalisme de substitution pour faire illusion. Ainsi le changement de régime matrimonial doit-il s’accompagner d’une notification aux enfants. Ils disposent alors d’un délai de trois mois pour faire opposition. En matière testamentaire, c’est dans le délai d’un mois suivant l’envoi par le notaire au greffe du procès-verbal d’ouverture que tout intéressé peut former opposition. Pour ce qui est du divorce, les époux bénéficient d’un délai, cette fois-ci, de réflexion de quinze jours. Dans les deux premiers cas, si opposition il y a, la juridiction gracieuse se déclenche et le juge exerce son contrôle de légitimité. Dans le dernier cas, l’un des époux peut à tout moment s’orienter vers un divorce contentieux en vue d’avoir recours au juge.
On se perdra en conjecture pour savoir pourquoi les enfants disposent de trois mois pour requérir l’intervention du juge lors d’un changement de régime matrimonial ; les tiers, d’un mois pour demander l’envoi en possession, et les époux, de 15 jours pour rompre leur union. Ces délais s’ajoutent à ceux déjà créés antérieurement par le législateur et bien connus des notaires : délai de réflexion de 11 jours pour l’emprunteur, délai de rétractation (ou de réflexion) de 10 jours pour l’acquéreur. Ces délais ont tous pour point commun de laisser le destinataire de la règle de droit seul décideur. Il revient à l’acquéreur de se rétracter dans le délai ; à l’emprunteur de ne pas signer les offres à l’issue du délai. Et il revient maintenant à l’époux de ne pas signer la convention de divorce ainsi qu’au titulaire du droit de s’opposer de le faire dans le délai prévu à l’occasion d’un changement de régime matrimonial ou d’un contrôle du testament. Mais divorce-t-on comme on emprunte ? Change-t-on de régime matrimonial comme on achète ? Après le droit immobilier, c’est le droit de la famille qui est attiré par ces techniques issues du droit de la consommation. Si elles constituaient à l’époque une avancée dans la protection du consommateur, elles représentent désormais un recul dans celle du membre de famille.
Ce nouveau formalisme ne supplée, en effet, en aucun cas le juge. Preuve en est qu’il ne fait que lui donner accès. Simplement, cet accès doit être initié, intenté par l’intéressé. Et, comme très souvent, ce libre arbitre laissera l’individu concerné bien seul, en proie aux affectueuses pressions de son entourage… Et s’il ne résiste pas à aux opinions émises pour son « bien », il est fort à parier que l’ensemble de la procédure lui laissera un goût amer. Le discrédit sera alors jeté sur tous, en ce compris le notaire. On fera à ce dernier le procès de la rapidité et/ou de la partialité. C’est sans doute ce que M. le professeur Lecuyer veut signifier lorsqu’il indique que « l’acte se retrouve au premier plan, son rédacteur aussi » (Lécuyer H., op. cit.).
À bien y réfléchir, tout fait sens. Une tendance de fond initiée et poursuivie dans un but purement économique ne peut servir au respect de grands enjeux sociétaux.
Quelle solution, alors ? Faut-il que le notaire soit étranger à ce mouvement de déjudiciarisation ? Assurément, non ! Mais loin d’être exécuté au coup par coup, celui-ci doit être repensé dans son ensemble. La déjudiciarisation vaut mieux que des mesures ponctuelles. Elle mérite une réforme spécifique. De manière concertée, les différents acteurs judiciaires doivent déterminer où finit le rôle du juge et où commence celui du notaire. La société civile doit s’immiscer dans ce débat. Son intervention implique d’avantage qu’un sondage (sondage Harris Interactive publié dans l’Opinion le 11 avril 2018 : une majorité des personnes interrogées souhaitent que la déjudiciarisation se traduise par un élargissement du domaine de compétence des notaires). De cette réflexion découlera un choix : soit le législateur estime que, pour telle ou telle règle juridique, l’intervention du juge est encore nécessaire, soit il ne le considère pas et délègue de nouvelles tâches au notaire. Mais, dans cette hypothèse, il n’y aura alors plus aucune raison d’encombrer les textes avec un formalisme à la protection trompeuse.
Rédaction Lextenso, Nicolas Randoux, notaire à Orchies