Dans un long article de la rubrique « Doctrine » d’une précédente livraison de cette revue (Defrénois 5 sept. 2019, n° 150v3, p. 24), M. Thomas Piquereau, rapporteur général adjoint auprès de l’Autorité de la concurrence, a fait état des réflexions et de la méthode développées par l’autorité administrative indépendante à laquelle il appartient, qui ont conduit à la production d’un avis rendu public en avril 2019, relatif aux majorations de tarif de certaines professions réglementées en outre-mer. Cet article appelle un certain nombre de remarques de la part des présidents des instances du notariat des territoires concernés.
À titre liminaire, les instances du notariat ne contestent nullement l’opportunité d’examiner la justification et la quotité de compensation instaurée depuis des décennies, compte tenu de l’évolution des sous-jacents économiques dans les territoires concernés. L’article appelle cependant de nombreuses remarques.
Tout d'abord, on ne laisse de s’étonner qu’un simple avis, qui, quoique public, est une contribution à la prise de décision gouvernementale, donne lieu à cette nouvelle forme de publicité, après le communiqué de presse déjà diffusé le jour de la parution de l’avis. Il est à craindre que, largement diffusé ou distillé dans des revues professionnelles avec les chiffres confidentiels qu’il contient, cet article soit une nouvelle manifestation d’une campagne organisée en appui de l’activité de l’Autorité, qui accentuerait la pression morale exercée sur les ministres compétents par une autorité qui, par construction ne rend compte à personne et s’est arrogé une puissance tribunicienne exercée selon son bon vouloir. C’est une dérive regrettable que cristallise cette publication sous la plume de M. Piquereau, indépendamment de sa qualité rédactionnelle.
En outre, il convient de s’interroger sur la proportionnalité des moyens d’investigation employés par les services de l’Autorité de la concurrence. L’avis rendu public, tout comme l’article, exposent sans détour que, non seulement le secret fiscal a été levé aux fins de dépouiller les liasses fiscales des offices concernés en outre-mer, mais qu’un « échantillon » de 473 offices de France métropolitaine a été confectionné pour établir les comparaisons nécessaires. Cet échantillonnage est triplement inadmissible. D’abord, il est 7 fois supérieur en taille à la population des offices des territoires ultra-marins aujourd’hui. Ensuite, l’Autorité a refusé par écrit de révéler aux instances du notariat la composition de cet échantillon, et, de manière bien plus surprenante, de détailler au moyen de quelle méthode cet échantillon très large avait été constitué. Enfin, du point de vue même des principes et des libertés publiques, il est inconcevable qu’une autorité indépendante puisse lever le secret fiscal alors qu’il n’existe aucune présomption de délit ni même d’infraction des offices concernés ou échantillons aux règles du droit de la concurrence, dont la profession reconnaît la plénitude d’application.
Ces deux considérations amènent à une remarque plus générale touchant à une malfaçon de la loi, dans l’interstice de laquelle se glissent les services de l’Autorité, dont ni les attributions confiées par la loi Croissance, ni la compétence ou la bonne volonté des collaborateurs ne sont en cause. Dans le silence des textes, l’Autorité a étendu à sa compétence nouvelle, définie en 2015 (une participation au travers d’avis à la « régulation des professions réglementées ») les pouvoirs d’enquête et d’instruction exorbitants que le législateur lui a conférés dans son domaine d’activité historique (la répression des infractions au droit de la concurrence). Elle s’est gardée, ce faisant, d’accorder aux professions concernées la moindre des garanties qui sont reconnues sans difficulté aux contrevenants présumés au droit de la concurrence : accès au dossier, principe du contradictoire, recours au conseilleur auditeur. Ce déséquilibre n’est pas justifié. Il est même choquant, dès lors que les avis, rendus publics, comme en l’espèce, sont susceptibles de faire grief à des populations étendues d’acteurs économiques qui n’ont au demeurant commis aucune infraction réelle ou présumée au droit de la concurrence ou à la législation en vigueur. Il convient de mettre un terme à l’asymétrie entre les pouvoirs d’enquête étendus de l’Autorité et l’inexistence des garanties de procédure pour les représentants des professions concernées, qui n’est compréhensible ni sur le plan technique ni sous l’angle du regard citoyen. Ce déséquilibre n’a certainement été souhaité ni par le législateur ni le gouvernement et il procède vraisemblablement d’une malfaçon rédactionnelle. Sa correction, tout en rendant les avis de l’Autorité plus acceptables et compréhensibles, concourrait sans doute utilement à la qualité de l’instruction.
Sur le fond, les raisonnements développés par M. Piquereau révèlent trois faiblesses qui fragilisent les conclusions auxquelles est parvenue l’Autorité.
D’abord, les données exploitées portent sur une année déjà reculée, pendant laquelle une activité immobilière intense s’est déroulée dans certains territoires ultra-marins, liée à des dispositifs d’incitation fiscale particulièrement bien conçus. Ces dispositifs ayant vécu, le marché immobilier est revenu à une situation comparable à celle de la métropole, en volume comme en prix. L’Autorité, en exploitant des chiffres périmés, est prisonnière d’un effet d’optique. Il convient à cet égard de rappeler le précédent de la crise de 2008 et du tassement du marché observé en 2012, qui ont eu tous deux des effets particulièrement sévères sur une activité très sensible à cette conjoncture. Une baisse d’activité avait conduit à un plan de soutien actionné par les instances de la profession. Or, dans l’avis précité, elle indique par exemple elle-même que si la majoration était supprimée en une fois, une proportion significative d’études seraient compromises d’après son étude d’impact qu’elle n’a pas communiquée à la profession. En revanche elle s’est abstenue de coupler l’analyse d’une baisse mécanique de la majoration et d’un retournement de cycle immobilier.
Ensuite, il est peu justifié de prendre pour seul objectif une maîtrise de la rémunération professionnelle sans intégrer des éléments d’environnement. En effet, les professionnels repreneurs d’offices sont exposés à des charges de remboursement en capital particulièrement élevées au titre de leurs investissements. Or, dans certains des territoires concernés, l’application de la limite de 70 ans a conduit à un renouvellement extrêmement significatif de la population de notaires libéraux. À la Martinique, par exemple, 38 % des notaires sont de nouveaux professionnels libéraux (34 % en Guadeloupe et 29 % à La Réunion). Contrairement à une intuition de l’Autorité, les prix de cession des offices ou parts d’offices n’ont pas accusé de baisse importante dans les territoires en cause, et représentent une charge d’intérêt (raisonnable du fait du bas niveau des taux d’emprunt) mais surtout une charge de remboursement en capital élevée – la duration moyenne des prêts étant de l’ordre de 12 ans. Le revenu professionnel évoqué dans l’article ne correspond donc en rien à un flux de rémunération en numéraire perçue par le professionnel et sa famille, puisqu’il faudrait déduire du premier chiffre des dizaines de milliers d’euros de remboursement en capital.
D’une manière plus générale, l’utilisation de données historiques pour disposer sur l’avenir traduit une démarche inappropriée de l’Autorité, qui agit dans la circonstance comme si elle était peu familière des approches des autorités de régulation sectorielle, lesquelles, loin d’établir leurs raisonnements sur les seuls chiffres passés, développent des simulations prospectives, tant sur les coûts variables que les coûts fixes, intégrant par exemple des évolutions de modèle économique, de coûts d’investissements, etc. Il convient, dès lors que l’on prétend disposer pour l’avenir, de développer des approches prospectives, que les régulateurs européens qualifient de « forward looking », voire « long run incremental costs ».
Il appartient aux pouvoirs publics de prendre au cas d’espèce la décision de fond qui convient, au regard de la réalité ultra-marine, complexe, marquée par les contraintes de l’insularité et par une sociologie très différente de la métropole, en tenant compte de l’importance du rôle de conseil (gratuit) qu’exercent les études notariales, en droit de la famille notamment, auprès de populations défavorisées – il est rappelé que La Réunion et la Martinique, par exemple, comptent respectivement 39 % et 30 % d’habitants en-dessous du seuil de pauvreté. Il appartient aussi aux pouvoirs publics d’aider l’Autorité de la concurrence à revoir tant son approche méthodologique que les procédures applicables, de manière à assurer une meilleure qualité de la préparation des décisions publiques.
Vincent Clerc, président de la chambre des notaires de Guadeloupe, de Saint-Barthélemy et Saint-Martin, Monique Lepelletier-Duval, présidente de la chambre interdépartementale des notaires de Guyane et de Martinique, Haroun Patel, président de la chambre des notaires de La Réunion