Entretien avec le professeur Laurent Aynès : présentation du rapport « Pour une modernisation de la publicité foncière »

Ref : Defrénois 22 nov. 2018, n° DEF142v6, p. 13

DICOM/MJ

Pouvez-vous nous préciser le cadre de la lettre de mission qui vous a été confiée par la garde des Sceaux et le ministre de l’Action et des comptes publics ?

Le 7 novembre 2017, la ministre de la Justice et le ministre de l’Action et des comptes publics m’ont proposé de réunir une commission chargée de présenter un avant-projet de textes relatifs à la publicité foncière. Cette demande a deux origines.

La première a trait aux règles gouvernant le droit de la publicité foncière. Le décret du 4 janvier 1955, novateur en son temps, n’a été introduit dans le Code civil que partiellement, dans les dispositions intéressant l’inscription des sûretés immobilières. Il n’existe pas de théorie générale de la publicité foncière, alors que celle-ci joue un rôle capital dans le régime même des droits réels immobiliers qu’elle rend efficaces en leur conférant leur opposabilité. De plus, le décret de 1955 mélange publicité à fin d’opposabilité et publicité-information des tiers, publicité obligatoire/publicité facultative, il procède par énumération d’actes, dont certains sont créateurs de droits personnels... Bref, sa cohérence n’est guère apparente. Sans compter de nombreuses innovations depuis plus de soixante ans. De nouvelles formes de division des immeubles (volumes, macro-lots...), ou de détention collective ou pour autrui de ceux-ci sont apparues ; la numérisation des données et l’informatisation des fichiers obligent à revoir les modes de publication et de délivrance des renseignements ; à quoi s’ajoute la suppression des conservateurs des hypothèques en 2012, et avec elle du dialogue avec les notaires qui avait permis de résoudre les principales difficultés nées de cette évolution. Enfin, la consécration à l’occasion de la réforme du droit des contrats du principe d’opposabilité générale des actes (C. civ., art. 1200) obligeait à repenser l’opposabilité particulière des actes relatifs aux droits réels immobiliers. En un mot, il s’agissait de rendre lisible, au sens formel aussi bien que substantiel, le droit de la publicité foncière.

La seconde a trait au fonctionnement des services de publicité foncière. Les retards dans les publications, variables d’un service à l’autre mais parfois très importants, mettent en péril la sécurité que la publicité foncière est censée procurer, retardent les opérations immobilières et compliquent le recouvrement des impôts. Ils pèsent sur la compétitivité internationale de la France. Ces difficultés ont pour cause l’accroissement très important de l’activité immobilière ces dernières années, mais aussi le caractère désuet de certaines exigences à l’époque du tout numérique, ainsi que les difficultés à comprendre et donc appliquer exactement certaines règles. Beaucoup de progrès ont été faits sur le plan de l’informatisation, en particulier grâce à l’implication constante du notariat et des services de la DGFiP, mais les textes sont restés en arrière.

Quelles sont les lignes force du rapport que vous avez remis le 12 novembre dernier ?

Nous proposons de faire entrer une théorie générale de la publicité foncière dans le Code civil, au Titre V du Livre II, préparé à cet effet, des dispositions propres aux inscriptions des sûretés immobilières demeurant au Livre IV. Il s’agit d’une vingtaine d’articles qui recentrent la publicité foncière sur son rôle exclusif : assurer aux droits réels immobiliers leur opposabilité à l’égard de cette catégorie particulière de tiers que sont les ayants cause à titre particulier du disposant. Il n’est plus question de publicité à fin d’information ; les actes créateurs de droits personnels sont exclus. La publication est requise à titre principal afin d’assurer l’opposabilité d’un droit réel et accessoirement pour les besoins de l’effet relatif. Disparaît aussi la distinction entre publicité obligatoire et facultative. On ne procède plus par liste d’actes, mais par catégories afin de ménager l’avenir et la créativité de la pratique. Les prénotations sont développées, ainsi que les radiations des publications temporaires. Les promesses de vente et pactes de préférence peuvent être publiés à fin d’opposabilité et la sanction de l’irrecevabilité des demandes non publiées disparaît au profit d’une inopposabilité modulée.

En un mot, deux lignes de force : simplification et renforcement de la sécurité.

Vous préconisez la suppression de la notion de bonne foi à l’article 1198 du Code civil. Pouvez-vous développer ce point ?

Il faut d’abord préciser que l’opposabilité que procure à un droit réel immobilier la publication de l’acte dont il est l’objet ne repose pas principalement sur l’information qu’elle est censée procurer aux tiers. Ce n’est pas parce que l’acquéreur de l’immeuble a connaissance de la vente précédemment conclue par son vendeur qu’il doit s’incliner. Cette connaissance sous-tend le régime de l’opposabilité générale des actes énoncée désormais à l’article 1200 du Code civil. Mais dans un conflit entre ayants cause à titre particulier, celui qu’entendent régler les règles de la publicité foncière, il s’agit de savoir qui a mis le premier la main sur l’immeuble, où nous retrouvons la fonction fondamentale de la possession. Pendant très longtemps, on a pu se passer de la publicité foncière − celle-ci n’est achevée que tardivement, en 1955 − parce qu’il y avait la possession. Aujourd’hui, publier son acte d’acquisition ou sa sûreté, ce n’est pas seulement les faire connaître ; c’est mettre symboliquement la main sur l’immeuble. On voit ainsi que la connaissance effective que peut avoir un tiers d’un acte non publié de même que la méconnaissance d’un acte publié n’ont aucun rôle à jouer dans l’opposabilité spéciale dont nous parlons. C’est ce qu’avait fini par décider très justement la Cour de cassation, et je ne comprends pas comment la bonne foi s’est réintroduite dans le texte de l’ordonnance de 2016.

La conséquence est une grave insécurité. Deux systèmes d’opposabilité existent en parallèle : celui que régissent les règles de la publicité foncière reposant sur la publication, et celui de la connaissance effective. Si vous perdez sur le premier, parce que vous n’avez pas publié, vous pourrez toujours essayer de vous rattrapper sur le second, en plaidant sans fin que celui qui a publié et vous prime savait en fait − et pourquoi pas aurait dû savoir − qu’un acte non publié avait été conclu. La situation est bloquée pendant des années... Nous voulons une sécurité totale ; il faut donc supprimer ce double système.

Bien entendu, il faut réserver la fraude, qui est autre chose que la mauvaise foi et fait échec à toutes les règles de droit. De même que la connaissance effective d’un acte non publié pourra permettre d’invoquer l’article 1200, ce qui pourra déboucher sur une réparation. Mais pas influencer l’opposabilité spéciale attachée à la publicité foncière.

C’est aussi cette idée générale qui nous a conduit à permettre la publicité temporaire des promesses et pactes de préférence à fin d’opposabilité.

Pour finir, pouvez-vous préciser pourquoi le maintien de l’absence de publication du contreseing de l’avocat vous semble justifié ?

Le contreseing de l’avocat sur un acte sous seing privé manifeste que les parties ont été éclairées sur la nature et les conséquences de cet acte. En revanche, il n’atteste pas que les parties disposent bien des droits qui sont l’objet de leur convention ni que celle-ci ne lèse pas les droits d’un tiers.

Un officier public, investi par l’autorité publique et auteur de l’acte qu’il dresse, peut seul fournir cette attestation. Or celle-ci est indispensable à la sécurité de la publicité foncière qui repose sur une chaîne de renseignements irréversible. Et ceci d’autant plus qu’avec l’informatisation généralisée, s’amenuise, voire disparaît, l’interposition d’un échelon de vérification des informations publiées et des renseignements obtenus.

(Propos recueillis par Liliane Ricco)

Rédaction Lextenso

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