La fable présidentielle adressée aux notaires : la Semeuse, le Raboteur et… la Faucheuse ?

Ref : Defrénois 5 mars 2020, n° DEF157z7, p. 19

L’actuel président de la République semble s’inscrire dans une tradition bien française : celle d’apprécier les symboles. Son parcours depuis qu’il est devenu le premier des Français en témoigne. La France a en effet la culture des symboles. Ils sont nombreux à peupler notre imaginaire collectif. On sait le président également amateur de théâtre mais il se pourrait qu’il se trouve tout autant être fabuliste. J’en veux pour preuve le (mauvais) sort qu’il s’acharne à jeter sur la profession de notaire. Comme dans toute fable, il faut des personnages qui sont eux-mêmes des symboles. La fable présidentielle en met en scène trois : la Semeuse, le Raboteur et… la Faucheuse.

La Semeuse tout d’abord

On s’en souvient, en août 2015 (un 6 août, nous avons ainsi échappé de peu au symbole de la célèbre loi du 4 août 1789 sur l’abolition des privilèges…) le président Macron, alors ministre de l’Économie, entreprit de réformer l’accès à la fonction de notaire en même temps que le système tarifaire du notariat. On ne manque toujours pas de s’étonner, cinq années plus tard, de l’opportunité qu’il y avait à s’en prendre à des officiers publics et par ailleurs professionnels libéraux, qui emploient près de 60 000 personnes du secteur privé pour assurer les missions de service public déléguées par l’État. Chaque année, 20 millions de clients ont recours à leurs services, ce qui donne lieu à l’établissement de 4,5 millions d’actes sûrs et non contentieux. Collecteurs de plus de 24 milliards d’euros par an pour le compte du Trésor, sans être rémunérés pour cela par le contribuable, avouez que cela aurait mérité d’être cité en exemple plutôt que d’être cloué au pilori. La mission de service public de la preuve authentique est ainsi exercée à ce jour par des hommes et des femmes (15 000), formés à l’école de l’excellence des universités françaises selon un parcours long de sept ans, indépendants mais sous la surveillance permanente des parquets, et qui accomplissent leur ministère en assumant, sans filet, le risque de l’entreprise libérale. Les notaires ne pourraient-ils pas ainsi concourir dans la catégorie du service public le plus économe pour l’État ?

Aucune institution n’est cependant immuable. Mais est-ce déviant de penser que sous couvert de modernisme, il est parfois injuste d’accabler le passé au seul mobile qu’il est ancien ? Est-ce un signe absolu de progrès de stigmatiser et de déclasser des personnes ou des institutions au seul motif qu’elles préexistaient… ? Cette question n’est pas sans rappeler la querelle pluriséculaire entre les « Anciens » et les « Modernes » débutée dans la littérature française mais toujours tenace et illustrée encore récemment dans l’ordre politique avec le succès de cette « marche » en avant basée sur un « dégagisme » de l’ancien monde et de ses représentants.

Voyons les choses en face et sans esprit partisan. Le service public de l’authenticité, essentiel à l’équilibre de notre système juridique de droit continental, est administré de manière séculaire (depuis Saint-Louis !) par le notariat, en qui les pouvoirs publics ont toujours maintenu leur confiance avec constance. Comment ne pas voir dans cette longue histoire ininterrompue depuis tant de siècles une démonstration de son utilité sociale et de sa capacité de résilience malgré la succession des régimes politiques ? Les notaires sont investis d’un statut qui les oblige plus qu’il ne leur donne de droits pour l’accomplissement de leur ministère, celui de la preuve authentique, avec le souci permanent de la probité, de la sincérité et de l’engagement. En 2015, cette profession discrète fut malencontreusement happée dans une réforme entreprise dans une impréparation évidente, menée dans un relatif chaos et conclue avec une hâte peu respectueuse d’un dialogue pourtant souhaité par la profession.

La semeuse de panonceaux d’officiers publics s’est alors mise… En Marche ! Le notariat, déjà fortement mobilisé pour relever de nombreux défis (nouvelles missions en raison du mouvement de déjudiciarisation souhaité par l’État, modernisation et réforme des structures d’exercice, intégrations de nouveaux profils, réforme de la formation, développement international, etc.), s’est vu contraint par un nouveau facteur d’ordre démographique avec une augmentation sensible du nombre de notaires et d’offices attribués, faut-il le rappeler, selon une procédure baroque de tirage au sort. Cette croissance de la « démographie notariale » risque pourtant bien de bouleverser cette profession, atlante désormais fragilisée du système de droit continental. Le service public de l’authenticité est en effet la cariatide d’une société assurant au plus faible de ne pas subir la loi en raison de son ignorance, pas plus qu’il n’a à redouter un engagement conclu avec un partenaire plus puissant. L’intervention d’un officier public impartial et responsable, tenant sa légitimité de l’imperium dont il est investi au nom de la République, permet une administration de la justice amiable et préventive, librement accessible et égale pour tous. Avec la loi Macron, le notariat affronte les lois du « grand nombre ». S’il peut se révéler être une chance quand l’énergie déployée s’ajoute dans une direction commune, le facteur multiple peut au contraire se révéler être létal quand les mouvements sont anarchiques, sans unité et quand la règle commune est bafouée par des comportements individualistes exacerbés par une concurrence à bride abattue. Le seul rempart réside alors dans les règles éthiques communes cultivées depuis des siècles par cette profession, gage d’un ciment essentiel pour maintenir une prestation de qualité uniforme selon un maillage territorial propre à éviter l’apparition de déserts juridiques en France.

Concurrents, les notaires le sont peut-être mais certainement pas dans une logique économique pure. L’émulation et l’esprit d’initiative ne peuvent trouver une légitimité qu’en ayant pour mobile de mieux servir encore la cause de l’authenticité. L’ambition d’améliorer la qualité de la prestation est saine, au contraire de comportements mercenaires guidés par le seul objectif de fausser la concurrence. L’entreprise notariale a cette singularité que son objet est de rendre le service public de l’authenticité dans des conditions de sécurité et de fiabilité, durablement et avec certitude. Il faut donc veiller à résister aux forces centrifuges qui sont un effet induit du nombre (comme l’énoncent les lois élémentaires de la physique) au risque sinon d’encourir un risque de fragmentation de la profession. Ce changement de dimension doit par conséquent se faire dans le respect mutuel et en veillant jalousement au respect des charges inhérentes au statut qui fait du notaire l’obligé de l’État et le serviteur de ses concitoyens. Finalement, ne pas faire du nombre une arme de mutilation de l’identité notariale, mais au contraire une réponse pérenne à l’utilité sociale du notariat.

Le Raboteur ensuite

La réforme votée en 2015 prévoyait un second volet, celui du « coup de rabot » sur le tarif des notaires pourtant fixé depuis toujours par les pouvoirs publics mais devenu anachronique pour les thuriféraires d’un libéralisme sans limite, ces hommes liges de l’économie de marché, laquelle est censée apporter la solution à tous les maux par la seule licence octroyée aux acteurs économiques d’un secteur. Selon ces théoriciens, « le bonheur est dans le (bas) prix ». On a pu pourtant voir comment, dans le domaine marchand, cela a finalement abouti à créer une surconcentration à rebours de l’effet espéré et in fine à l’émergence de mastodontes qui désormais se permettent de tenir en respect les États eux-mêmes. Dans les anciens prés carrés régaliens des grands services publics, il est en effet patent de constater que l’État n’a pas hésité au cours des années écoulées à en privatiser des pans entiers. Parfois il est vrai sous la contrainte de normes européennes (pour les besoins de la libéralisation du marché commun) comme pour la fourniture d’énergie, du courrier ou des transports. Parfois par pur souci d’économies et ce même dans des domaines pourtant historiquement à forte connotation régalienne (santé, éducation, police et, dans une mesure naissante, justice avec les modes alternatifs de règlement des conflits). Cela amène à s’interroger plus fondamentalement sur le rôle de l’État. La réponse à cette question essentielle ne saurait se contenter de retenir des critères technologiques ou simplement budgétaires si l’on veut encore croire à un modèle social « doux », celui du droit continental, par opposition au modèle « rugueux » anglo-américain. Ce que le général de Gaulle appelait « une certaine idée de la France ». Cela devrait faire consensus.

En revenant aux notaires, une nouvelle fois, en ce 28 février 2020, la troisième fois depuis 2015, le tarif des notaires a été revu par le « Grand Raboteur » de Bercy après avis de l’Autorité de la concurrence. Plus encore que pour la précédente réforme qui, il y a deux ans à peine, avait déjà passé un coup de lame avec un large sabot, ce jour marquera à jamais le début de la grande braderie dans le domaine pourtant séculairement régalien et réglementé de l’authenticité. Pourtant, non, cent fois non, nous ne faisons pas et n’entendons pas faire commerce de l’authenticité. N’en déplaise à certains, la sécurité juridique n’est pas une marchandise. Mais face à cette réduction tarifaire, de quels moyens disposerons-nous demain dans notre lutte en faveur de sa défense ?

Enfin entre en scène la Faucheuse

Ensemble la Semeuse et le Raboteur ont fait le lit de la Faucheuse. Ne nous trompons pas : aux petites remises, les grands maux ! La marche vers le jour où la sécurité juridique s’arrêtera est entamée. Comment ne pas éprouver de la peine pour ce qui ressemble à un requiem de la défense du droit continental au travers de sa représentation la plus emblématique : le service public de l’authenticité ? Les semis ont été trop importants, mal répartis géographiquement en provoquant des concentrations dans des agglomérations déjà largement pourvues avant la réforme. Sans l’irrigation d’un tarif qui assure une juste péréquation entre les opérations rémunératrices et celles exécutées à perte (près des deux tiers de celles traitées dans les Offices notariaux), les pousses ne germeront pas. Quant aux « plans » les plus anciens, ils risquent fort de manquer d’engrais dans une terre notariale soumise à une « culture intensive » depuis l’arrivée massive de nouveaux offices qu’il faudra bien nourrir. Alors l’effet cumulé du nombre des acteurs et de celui de l’abaissement du tarif risque de laisser les coudées franches à la Faucheuse à travers les landes notariales.

Aucune fatalité cependant. On ne peut douter de l’utilité sociale d’un service public de la preuve non contentieuse confiée à des officiers publics nommés et contrôlés par l’État. L’authenticité mérite d’être maintenue dans son intégrité.

Monsieur le président,

Puissiez-vous écouter ce réquisitoire pour la « défense et l’illustration du modèle de droit continental de la preuve authentique ».

Puissiez-vous écrire la morale de cette fable et prononcer un moratoire clair sur les créations d’offices marquant un coup d’arrêt à ce rythme effréné et dangereux pour son équilibre ; moratoire également sur une réforme tarifaire trop souvent remise sur le métier et qui à chaque fois occulte la péréquation complexe opérée sagement par notre règle ancienne. Elle permet pourtant, souvenez-vous-en, de sauvegarder le fonctionnement du service public assumé par la profession dans le seul intérêt de nos concitoyens. C’est à ce prix que vous fertiliserez la terre notariale et que vous remettrez avec nous l’authenticité… En Marche !

En bon paysan du territoire juridique, comme Aragon, ce Fou d’Elsa, permettez-moi de « croire encore au soleil quand tombe l’eau ».

Jean-François Sagaut, notaire à Paris

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