Le droit des contrats immobiliers est-il concerné par les ordonnances du 25 mars 2020 ?
Ce sont deux ordonnances qui intéressent tout particulièrement la matière.
Primo, l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 relative à la prorogation des délais échus pendant la période d'urgence sanitaire et à l'adaptation des procédures pendant cette même période. Des ordonnances du 25 mars, c’est celle qui a le plus large spectre, au moins en matière contractuelle. Pour l’essentiel, elle prévoit un système d’interruption original des délais pour certains actes et formalités devant être accomplis au cours d’une période comprise entre le 12 mars et le dernier jour du mois suivant la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire : période dite « période juridiquement protégée » (expression curieuse issue de la circulaire du 26 mars 2020 qui accompagne l’ordonnance). En effet, l’acte ou la formalité sera « réputé avoir été fait à temps s’il a été effectué dans un délai qui ne peut excéder, à compter de la fin de cette période, le délai légalement imparti pour agir, dans la limite de deux mois » (art. 2 ; système de double plafond).
Secundo, l’ordonnance n° 2020-316 du 25 mars 2020 relative au paiement des loyers, des factures d'eau, de gaz et d'électricité afférents aux locaux professionnels des entreprises dont l'activité est affectée par la propagation de l'épidémie de Covid-19. On retiendra de celles-ci le dispositif – ambigu – relatif aux loyers commerciaux et professionnels.
Justement, qu’en est-il des loyers commerciaux et professionnels ? Le locataire peut-il se soustraire à leur paiement ?
Il convient de distinguer deux corps de règles : les règles spéciales issues l’ordonnance n° 2020-316 et les règles du droit commun des contrats, que les premières ne sauraient éclipser.
1. En vertu de l’ordonnance n° 2020-316, les personnes éligibles au dispositif – celles susceptibles de bénéficier du fonds de solidarité et, à certaines conditions, celles qui poursuivent leur activité dans le cadre d’une procédure de sauvegarde, de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire (v. D. n° 2020-371, 30 mars 2020 relatif au fonds de solidarité à destination des entreprises particulièrement touchées par les conséquences économiques, financières et sociales de la propagation de l’épidémie de Covid-19 et des mesures prises pour limiter cette propagation) – « ne peuvent encourir de pénalités financières ou intérêts de retard, de dommages-intérêts, d’astreinte, d’exécution de clause résolutoire, de clause pénale ou de toute clause prévoyant une déchéance, ou d’activation des garanties ou cautions [on suppose que sont visées les garanties et cautions fournies par le locataire], en raison du défaut de paiement de loyers ou de charges locatives afférents à leurs locaux professionnels et commerciaux, nonobstant toute stipulation contractuelle et les dispositions des articles L. 622-14 et L. 641-12 du Code de commerce », pour les loyers et charges locatives dont l’échéance de paiement intervient entre le 12 mars 2020 et l’expiration d’un délai de deux mois après la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire (art. 4).
De cet inventaire à la Prévert, on retiendra qu’un locataire ne sera pas sanctionné pour un retard dans le paiement des loyers et charges concernés.
Quid alors du mécanisme de report des loyers, tel qu’annoncé par le président de la République dans son Adresse aux français du 16 mars 2020 (https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/03/16/adresse-aux-francais-covid19 ; il est fait état de suspension) et expressément mentionné tant par la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19 dans ses dispositions d’habilitation (art. 11, I, 1°, g) que par le rapport au président de la République qui accompagne l’ordonnance (en vertu dudit rapport, l’ordonnance « permet de reporter intégralement ou d’étaler le paiement des loyers, des factures d’eau, de gaz et d’électricité afférents aux locaux professionnels et commerciaux ») ?
La lettre du texte de l’ordonnance n’évoque pas de report des loyers, à la différence de ce qui est prévu à l’article 3 pour les factures d’eau et d’énergie, en sorte que le bailleur pourrait poursuivre le locataire en paiement des loyers, voire pratiquer des saisies. Deux dispositions pourraient néanmoins conduire à retenir la solution contraire. D’une part, on croit comprendre que le bailleur ne pourra en cas de non-paiement des loyers par le locataire, ni appeler les cautions, ni se prévaloir de toute autre garantie. Or il serait pour le moins curieux que le locataire restât tenu, et les garanties, en sommeil… D’autre part, l’ordonnance « générale » n° 2020-306 prévoit que « [l]es astreintes, les clauses pénales, les clauses résolutoires ainsi que les clauses prévoyant une déchéance, lorsqu’elles ont pour objet de sanctionner l’inexécution d’une obligation dans un délai déterminé, sont réputées n’avoir pas pris cours ou produit effet, si ce délai a expiré [au cours de la période juridiquement protégée] » et que « [c]es astreintes prennent cours et ces clauses produisent leurs effets à compter de l’expiration d’un délai d’un mois après la fin de cette période si le débiteur n’a pas exécuté son obligation avant ce terme » (art. 4). Autrement dit, le retard ne sera sanctionné qu’à compter de deux mois après la cessation de l’état d’urgence sanitaire. Cette disposition n’était-elle pas suffisante pour protéger le locataire, si véritablement le législateur n’avait pas entendu consacrer véritablement un report des loyers ?
2. Au-delà du droit spécial, il y a le droit commun des contrats. Si le locataire (qu’il soit éligible ou non au dispositif spécial) impécunieux ne saurait invoquer la force majeure pour échapper à son obligation de payer les loyers, d’autres mécanismes du droit commun des contrats pourraient lui être de bon secours chaque fois que le commerce qu’il exploite est interdit d’ouverture. En effet, dans ce cas, le bailleur n’est plus en mesure de faire jouir paisiblement le locataire des lieux et de satisfaire ainsi à son obligation principale (C. civ., art. 1719), alors même cette inexécution ne lui est évidemment pas imputable…
Dès lors, comment ne pas songer à l’exception d’inexécution (C. civ., art. 1219) ? Encore que, répondront certains, le locataire a encore les clefs de la boutique… Faudrait-il alors préférer (de manière temporaire) les voies de la réduction de prix, des loyers (C. civ., art. 1224) ou de la révision pour imprévision (C. civ., art. 1195) si elles n’ont point été écartées ?
Quoi qu’il en soit, que les auteurs des règles (dont on espère qu’elles seront prochainement précisées), aujourd’hui, et de leur interprétation, demain, ne perdent pas de vue que les immeubles ne disparaitront pas, à la différence de certaines entreprises…
Qu’en est-il des processus de vente au cours de la période juridiquement protégée ?
Commençons par relever que les délais de réalisation des ventes ne seront pas prorogés du seul fait de la période que nous traversons. L’ordonnance n° 2020-306 vise « [t]out acte, recours, action en justice, formalité, inscription, déclaration, notification ou publication prescrit par la loi ou le règlement » (art. 2, nous soulignons) et non par le contrat. La circulaire du 26 mars 2020 qui accompagne l’ordonnance le confirme, en prenant d’ailleurs pour exemple la matière immobilière : « L’alinéa 1er ne vise que les actes prescrits “par la loi ou le règlement” et les délais “légalement imparti[s] pour agir”. Il en résulte que les délais prévus contractuellement ne sont pas concernés. Par exemple, le délai pour lever l’option d’une promesse unilatérale de vente à peine de caducité de celle-ci, et qui expire durant la période juridiquement protégée prévue à l’article 1er, n’est pas prorogé en application de cette disposition ».
Cela étant précisé, de nombreux actes et formalités devant être accomplis à l’occasion d’une vente d’immeuble sont sans aucun doute concernés : la réalisation de la vente ensuite de l’exercice d’une préemption dans le délai prescrit par la loi, l’inscription des privilèges, les formalités d’enregistrement, etc.
Restent des difficultés qui ont trait, non pas tant à des obligations au sens strict qu’à des devoirs sanctionnés par la déchéance d’un droit (des « incombances » ; v. Grimaldi C., Leçons pratiques de droit des contrats, 2019, LGDJ, n° 222). On en évoquera deux.
Première difficulté : le sort des délais de rétractation et de réflexion prévus par l’article L. 271-1 du CCH échus au cours de la période juridiquement protégée (un raisonnement comparable pourrait être tenu s’agissant des droits de préemption reconnus à des personnes privées ; s’agissant des droits de préemption reconnus à des personnes publiques, un mécanisme de « suspension » est prévu à l’article 7 de l’ordonnance n° 2020-306). Il est possible de voir dans l’« acte de rétractation » un « acte », « prescrit par la loi » dans un délai déterminé « à peine » de « déchéance » ou probablement de manière plus exacte de « péremption » (Ord. n° 2020-306, art. 2 ; notons au passage que l’article n’est pas rédigé dans le meilleur français) du droit d’anéantir la promesse. Mais est-ce bien raisonnable de considérer que l’acquéreur puisse bénéficier encore d’un délai des 10 jours à compter de la période juridiquement protégée ? Et ce d’autant plus que le confinement n’est probablement pas un obstacle à bonne réflexion ! Reste, c’est certain, qu’il sera difficile, voire impossible pour certains, d’exercer leur rétractation dans les formes requises par la loi en période de confinement en raison du blocage des communications. Mais n’est-ce pas là une autre question que celle de la durée du délai, celle de l’impossibilité d’exercer un droit ou d’exécuter une obligation ? Ne serait-il pas là possible, en « tirant un peu », d’invoquer contra non valentem ou la force majeure pour pouvoir se rétracter au-delà de dix jours ? Peut-être, mais on concèdera qu'invoquer cela en justice est bien plus compliqué que notifier une rétractation… Quoi qu’il en soit, il devrait être permis aujourd’hui pour le notaire d’instrumenter dès lors qu’il est indiqué à l’acte de vente que l’acquéreur, passé le délai de 10 jours, n’a pas entendu se rétracter. Car, au fond, alors même qu’il pût bénéficier du mécanisme de l’ordonnance n° 2020-326, rien ne devrait lui interdire d’y renoncer ! En revanche, des difficultés sont à prévoir lorsque le notaire entendra réaliser la vente alors que l’acquéreur s’y opposera, en arguant n’avoir pu se rétracter dans le délai de 10 jours compte tenu du confinement… Par où l’on voit que des dispositions législatives sur l’assouplissement des modes de notification (qu’ils soient prévus par la loi ou le contrat) auraient également été les bienvenues : là était peut-être même l'essentiel, toutes matières confondues. Et cela ne vaut pas que pour les notifications de rétractation ou d’exercice d’un droit de préemption ! On ajoutera, pour conclure, qu’il ne faudrait pas considérer, si l’article 2 était ici inapplicable, que la faculté de rétractation pût relever de l’article 5 de l’ordonnance n° 2020-306 (« Lorsqu’une convention ne peut être résiliée que durant une période déterminée ou qu’elle est renouvelée en l’absence de dénonciation dans un délai déterminé, cette période ou ce délai sont prolongés s’ils expirent durant la [période juridiquement protégée], de deux mois après la fin de cette période ») : une prolongation de deux mois n’aurait aucune justification en même temps qu’une telle disposition serait inapplicable en cas de délai de réflexion !
Seconde difficulté : le sort des conditions suspensives de prêt échues au cours de la période juridiquement protégée. On ne peut envisager la difficulté sans commencer par observer que l’accomplissement de ces conditions repose sur des diligences de l’acquéreur (solliciter le prêt) et la décision d’un tiers, la banque. Par ailleurs, on notera que ces conditions sont parfois légales (C. consom., art. L. 313-41), parfois conventionnelles (en dehors du champ d’application de cette disposition). Cela étant, faut-il considérer que le délai de réalisation des conditions suspensives de prêt entre dans les prévisions de l’article 2 et bénéficient ainsi du mécanisme spécifique qu’il prévoit ? Est-on, ici, en présence d’un « acte, recours, action en justice, formalité, inscription, déclaration, notification ou publication prescrit par la loi ou le règlement » sous peine d’une sanction (Ord. n° 2020-306, art. 2) ? A priori, non, s’agissant de la décision du banquier. À la rigueur, on pourrait le soutenir s’agissant des diligences attendues de l’acquéreur, lesquelles sont sanctionnées, en vertu de l’article 1304-3, alinéa 1, du Code civil (« La condition suspensive est réputée accomplie si celui qui y avait intérêt en a empêché l’accomplissement »), par la réalisation fictive de la condition. L’article 2 de l’ordonnance n° 2020-326 aurait ainsi pour effet d’allonger le délai offert à l’acquéreur pour solliciter le prêt et, partant, allonger le délai de réalisation de la condition et ce, sans que l’on distingue d’ailleurs la condition légale de la condition conventionnelle (distinction au demeurant délicate, lorsque l’on sait que pour la conditions légale de l’article L. 313-41 du Code de la consommation, la loi ne fixe qu’un délai minimum de réalisation, très souvent allongé conventionnellement…). Il reste que cette solution, qui oblige à distinguer suivant que la réalisation de la condition dépend encore (application de l’article 2) ou non (absence d’application de l’article 2) de l’acquéreur soulèverait d’inextricables difficultés. Il suffit d’imaginer une condition à 30 jours, d’admettre que l’acquéreur puisse profiter de l’article 2 de l’ordonnance pour solliciter son prêt bien plus tard, et qu’il le fasse le 40e jour : refuserait-on que le banquier profitât à son tour de l’allongement du délai ? Aussi, en dernière analyse et sauf à ce que des précisions soient apportées par le législateur, ce sont des raisons d’opportunité (ne pas faire échouer de nombreuses ventes) qui conduisent à offrir à l’acquéreur un allongement du délai pour obtenir son prêt.
Cyril Grimaldi, professeur à l’université Paris 13